La tyrannie du personal branding

Après avoir écrit un livre décrivant pourquoi et comment PowerPoint rend stupide, puis un autre pour partager une tonne et demie d’astuces avec les étudiants en panne de motivation devant leur mémoire de master, j’ai de nouveau envie d’écrire. De me lancer dans un 3ème livre, de retrouver ces moments de plaisir à écrire à la terrasse d’un café, dans un avion ou – la plupart du temps – bêtement assis sur une chaise. De passer des heures à écrire, parfois sans avoir même la moindre idée des lignes qui vont suivre, puis voir ensuite quoi en faire, les garder, les jeter…Et enfin, après des heures et des heures à entendre le son des touches du clavier, à écouter parfois pendant 4 ou 5 heures d’affilée la même musique (cf. la méthode du Conditionnement Alpha), enfin, disais-je, avoir la satisfaction de mettre un point final à son travail. Tout ça me manque.

Donc j’ai commencé à réfléchir à un 3ème livre. A essayer de trouver un thème. Et là je me suis retrouvé face à un problème. 

Le problème, c’est le Personal Branding.

Aujourd’hui, tout nous pousse à nous vendre comme des marques. Que ce soit sur notre CV, sur Viadeo, sur LinkedIn ou sur Facebook, nous sommes tenus d’afficher et de gérer notre « personal brand » avec, semble-t-il, les mêmes impératifs qu’une marque. Cela implique donc d’afficher une certaine cohérence. Comme une marque qui doit investir un territoire précis aux yeux des consommateurs pour tenter d’exister dans son esprit (et son portefeuille), nous sommes tenus d’être identifiés à une compétence ou une expertise.

Cette photo sent le personal branling à plein nez.
Cette photo sent le personal branling à plein nez.

Sinon, nous ne sommes pas considérés. Je vous le dis tout net : ça me fait profondément ch… . Surtout, je crois que c’est profondément dommage que d’être rentré dans cette ère du personal branding, car cette tyrannie de l’expertise (perçue) stérilise ce qui fait la richesse de l’intelligence humaine : la curiosité. La curiosité mène à l’apprentissage, l’apprentissage mène à la connaissance, et la connaissance mène à la créativité. Point de nouvelles idées sans anciennes !

Or, ceux que l’on appelait autrefois des érudits – (« érudition » : « Savoir approfondi dans un ordre de connaissance » – Larousse) ne sont plus regardés aujourd’hui que comme des excentriques, car ne possédant finalement pas une expertise identifiée. Alors même que ce sont généralement ces gens-là qui sont à même d’apporter un regard créatif sur le monde, nourris qu’ils sont de la diversité de leurs connaissances. Newton s’est intéressé à l’optique autant qu’à la gravitation et aux mathématiques ; Leonard de Vinci touchait sa bille en peinture, en anatomie, en mathématiques, en bricolage… Vous verriez aujourd’hui un investisseur parier sur une des machines volantes de de Vinci s’il savait que ce dernier passait ses week-ends à disséquer des grenouilles et à peindre Mona Lisa au lieu de potasser sa thermodynamique ? Le problème ici, c’est l’identification justement. Nous devons posséder, comme je le disais plus haut, une expertise identifiée. Pour ce système rationel bureaucratique qui nous entoure, l’identification est la première phase du process de classification. Statut juridique. Marital. Niveau hiérarchique. Grille de salaire. Niveau de CSP. Niveau d’études supérieures. Classification de l’école de commerce du petit dernier. Tout doit être identifié, mesuré, pesé. Votre personnalité aussi (j’en parle rapidement ici à propos de la tendance du  « Quantified yourself » et des objets connectés). Ce qui ne se mesure pas n’existe pas. C’est le règne des experts (Tim Ferriss leur met un sacré coup en vous apprenant entre autres comment devenir un expert en 4 semaines).

Derrière le personal branding, le règne des experts

Depuis la guerre froide et la course technologique qu’elle a provoquée, l’ingénieur est devenu prophète et l’expert, roi.

Ce jeune con prétentieux a-t-il franchement une tête d'expert ?
Ce jeune con prétentieux a-t-il franchement une tête d’expert ?

Aujourd’hui, pas une émission de TV sans que se pavoise sur le plateau un prétendu « expert » en quelque chose – la question de savoir s’il l’est réellement n’est généralement jamais posée. C’est nettement plus pratique en termes d’audience de pouvoir agiter devant les caméras un expert que pas d’expert du tout. D’ailleurs, généralement l’expert se déplace avec son PowerPoint, instrument parfait pour la domination des masses profanes qui ne savent pas comment on fait un graphique avec tout plein de chiffres. Ces « experts », auto-proclamés ou non, n’ont de fait même plus besoin de faire la preuve de leurs compétences : si les médias les nomment « experts » alors leurs compétences sont d’emblée validées. Si ça ne ressemble pas à une forme de dévotion religieuse naïve, je ne sais pas ce que c’est. Il n’empêche que vous aurez beau jeu de contredire un expert, on vous rira au nez si vous n’avez pas été « intronisé » expert à votre tour. Si c’est le cas, il y aura alors duel d’experts à mort, situation dont les chaines d’information raffolent, surtout s’ils en viennent aux mains.

Que faire lorsqu’on n’est pas un expert ?

Vous n’êtes pas un expert. Vous avez beau retourner votre CV dans tous les sens, vous avez changé 4 fois de formation, 12 fois d’entreprise, et ce n’est pas près de s’arrêter ? Vous êtes donc confronté à un des problème que pose cette société de l’expertocratie : vous n’avez, aux yeux des « autres », aucune légitimité professionnelle. Vous le savez, et ça vous ronge. Pour vous, se « positionner » sur une expertise relève du non sens puisque vous vous intéressez à beaucoup trop de choses pour pouvoir vous focaliser sur une seule.

On vous traite de dispersé, vous répondez que vous êtes curieux.

On vous conseille de vous concentrer sur une activité, vous essayez tant bien que mal, et vous avez très vite l’impression de dépérir.

A force, vous devenez donc profondément convaincu que vous allez passer à côté de votre vie pendant que vos amis, eux, parviennent sans mal à se « focaliser » sur une expertise, une profession ou un projet, à le faire avancer, pendant que vous, vous stagnez…Et bien souvent, vos revenus avec. Normal, puisque la feuille de salaire est directement proportionnée au niveau d’expertise perçue. Rassurez-vous : il existe une solution ! Et elle est diablement simple.

Dites la vérité.

Les gens raisonnables s’adaptent au monde. Les gens déraisonnables tentent d’adapter le monde à eux. Tout progrès dépend donc des gens déraisonnables.

Les experts sont des gens raisonnables. Il en faut. Ce sont notamment grâce à eux que je suis serein en prenant l’avion. Mais si vous vous reconnaissez dans les lignes précédentes…vous n’êtes pas comme eux. Pour vous, « expertise » signifie « mort » (de la curiosité, de la nouveauté, de la découverte…de tout ce qui vous fait vibrer en fait). Pour moi aussi. J’ai été confronté tout le temps à ce problème, mais il s’est particulièrement manifesté depuis la sortie de mes livres et la création de mon entreprise (et mon association avec d’autres). Un livre, par nature, cristallise votre connaissance d’un sujet donné à l’instant T, mais le monde lui confère une certaine valeur d’intemporalité – liée sans doute à l’imaginaire de l’écrit. C’est aussi ce qui rend ce média si magique. Pour ce qui me concerne, cette intemporalité est une plaie : elle m’oblige à prendre position « une fois pour toute » et à graver dans le marbre (enfin, dans le papier) ce positionnement. Sacrément angoissant. A la sortie de mon premier livre, on m’a affublé du statut « d’expert en outils marketing » : j’ai failli m’étouffer en le découvrant. Vous pouvez vérifier, c’est marqué .

C’est la même chose pour votre fonction en entreprise. Dès lors que vous êtes « Responsable Marketing », votre zone d' »expertise » devient le Marketing. A chaque fois que vous mettrez un pied en dehors, on vous jettera des regards suspicieux, parce qu’on vous a attribué une étiquette. Et dans notre société au rationalisme extrémiste, il ne faut pas toucher à l’étiquette qu’on vous colle, sinon vous sortez immédiatement de la case dans laquelle on vous a gentiment demandé de rentrer depuis la fin de vos études.

Pourtant, ce qui fait votre richesse, c’est précisément votre insatiable curiosité, votre capacité à passer du coq à l’âne en permanence, au risque de perdre vos interlocuteurs ; c’est aussi ce qui vous rend particulièrement créatif et imaginatif. Vous connectez sans le savoir entre elles les immense quantités d’informations variées que vous agrégez à chaque instant, et de ces connections naissent de nouvelles idées. Steve Jobs lui-même l’a tout simplement résumé en une phrase. Vous sentez-vous si pauvre que vous devez absolument vous enfermer dans un positionnement, et y rester ?

A cette question, James Altucher, qui tient un super blog, a apporté une réponse que j’ai trouvé tellement pertinente que je vous la résume (vous trouverez l’article complet en anglais ici). En réaction à cette tyrannie du personal branding contre laquelle il s’insurge – précisément parce qu’elle implique de plaquer artificiellement un discours de marque sur un parcours et/ou une personnalité qui n’ont rien d’artificiels, tout simplement parce qu’on parle d’humain. Et qu’un humain, ça échoue, ça se plante, ça recommence, ça doute… Or une marque ne doute pas. Une marque n’échoue pas. Personne ne voudrait acheter une marque qui craint. Sur Viadeo, vous en connaissez beaucoup qui mettent en avant leurs échecs ?

Pourtant, ce sont tous nos échecs qui nous forment réellement. Pas nos réussites. Elles sont trop souvent si brèves et si peu nombreuses comparées à nos échecs, qu’il faut les manier avec beaucoup d’humilité. Je cite ici James Altucher : « Life is a series of failures punctuated by brief successes. That’s honesty. Failure is not necessarily bad. It’s reality ». Mais une marque n’est pas réelle. Une marque est une construction de l’esprit (du marketer) pour l’esprit (du consommateur). Elle s’appuie sur des insights, des études marketing, des symboles. La moindre prise de parole d’une marque est encadrée par des « éléments de langage » sévèrement définis par une équipe de communicants qui passent plus de temps à faire des PowerPoints qu’à sérieusement réfléchir à toute l’énergie qu’ils consacrent à vouloir devenir numéro un mondial du cintre ou de la couche-culotte.

« Branding jails corporate America but honesty sets entrepreneurs free » (James Altucher)

L’humain, au contraire, dérape. L’humain bafouille. L’humain sent la transpiration. Pas la Marque. Mais l’humain n’a rien d’une marque, il n’a ni goodwill ni capital immatériel à préserver. Si la vraie vie était comme sur LinkedIn ou Viadeo, mieux vaudrait ne pas naître tellement l’ennui serait mortel.  Tout le propos de James Altucher dans le post auquel je fais référence ici consiste au contraire à démonter la mécanique stérile du personal branding pour démontrer la pertinence de l’honnêteté, particulièrement pour les entrepreneurs. En particulier, il liste les 7 choses qui vont vous arriver lorsque vous devenez « honnête » et que vous vous libérez de l’impératif du personal branding :

#1 Les gens vont cesser de vous parler.

#2 Les gens vont penser que vous êtes en train de vous suicider socialement

#3 Les gens vont penser que vous êtes fou.

#4 Les gens vont êtes effrayés.

#5 Les gens vont vous trouver distrayant.

#6 Les gens vont faire confiance à vos conseils

#7 Vous êtes libre.

Prenez 5 minutes pour lire dans l’article original ce qu’il détaille quant à ces 7 points. Ca vaut le coup. Alors certes, à propos de la « liberté » dont il parle à la fin, il reconnait que c’est une destination que nous n’atteindrons jamais totalement. Mais pour lui, chaque jour qui passe à s’en approcher sera meilleur que le précédent. Plus loin nous repoussons les limites de ce personal branding dans lequel tout autour nous pousse à nous enfermer, plus  fort nous pouvons ressentir en frissonnant le parfum de la vraie liberté.

Je ne sais pas pour vous, mais je trouve que c’est terriblement tentant.

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2 réflexions sur « La tyrannie du personal branding »

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