La Revue de l’Ecole Numérique, revue éditée par le CNDP, publie ce mois-ci un numéro spécial, notamment consacré aux usages des nouvelles technologies dans l’enseignement. PowerPoint occupant une place de choix dans les salles de classe, il m’a été proposé d’écrire un article sur la question du rôle et des conséquences d’une telle médiation cognitive sur le processus d’apprentissage et sur la relation Enseignant – Elèves. L’article est disponible dans le numéro de décembre 2012 de L’Ecole Numérique, en pages 34, 35 et 36, avec un dessin en bonus (ceux qui me connaissent savent que je résiste rarement à gribouiller un petit quelque chose dès que je peux!).
POWERPOINT L’ILLUSIONISTE
Telle est notre modernité : les enfants d’aujourd’hui sont nés, ont grandi, et mourront un jour au voisinage plus ou moins immédiat d’un écran. Du matin au soir, de la télévision à l’ordinateur en passant par le téléphone portable et autres tablettes ou liseuses numériques, il n’est pas une seule petite heure qui passe sans qu’ils consultent un écran ou un autre. Pour tant de nos chères têtes blondes, la consultation répétée – qui de son téléphone portable ou de son profil Facebook, qui des deux alternativement et sans répit notable – semble relever de ce que l’on désigne par comportements obsessionnels compulsifs ; et il n’est pas certain qu’une appréhension proprement psychiatrique de ces comportements soit hélas impertinente.
La société de l’image
Cette addiction à ces écrans qui les fascinent est le corollaire direct de l’entrée de notre société dans ce que Régis Debray appelle «l’ère de la vidéosphère», c’est-à-dire cette «sphère de la communication qui privilégie l’immédiateté de l’image». Puisque notre société est devenue toute entière cathodique intégriste, puisque l’image – l’écran – a conquis toutes les sphères de la vie, c’est désormais l’absence d’écran qui interroge, surprend ou dérange nos concitoyens, particulièrement les plus jeunes, qui n’ont rien connu d’autre et qui pensent que passer une soirée sur Facebook, c’est passer du bon temps entre amis.
Cette lame de fond technologique n’a évidemment pas épargné le monde de l’enseignement – qui se doit de parler la même langue que la société à laquelle il prépare les jeunes – où l’aide d’un outil de présentation (PowerPoint, Keynote ou autres PréAO) est devenu la norme, et son absence pendant le cours, une notable exception. L’enseignement supérieur est ainsi tout entier tombé sous le joug de la domination PowerPoint, puisque les cours sont conçus sur le logiciel, dispensés via le logiciel et appris par les élèves, là encore, sur le logiciel (il suffit d’imprimer les slides).
Depuis les années 1990, PowerPoint, qui sera au long de ces quelques lignes le symbole représentatif de cette informatisation rampante des cours magistraux, a donc conquis l’université grâce à son côté pratique qui a rapidement mis au placard les vieux transparents péniblement rétro-projetés sur le tableau. Pour autant, Microsoft ne s’est pas arrêté en si bon chemin : les marchés de l’enseignement primaire et secondaire étaient en effet bien trop importants pour les laisser à leurs simples craies et tableaux noirs. Après l’université, la suite logique était donc l’école. La firme de Bill Gates a donc lancé une offensive de charme auprès des professeurs, en leur permettant de télécharger gratuitement la Suite Office en renseignant simplement le numéro d’identification de leur école. Plébiscité par les élèves qui ont vu en PowerPoint une nouveauté technologique distrayante bienvenue en cours, le succès ne s’est pas fait attendre, et on trouve aujourd’hui sur Internet des milliers de PowerPoint de professeurs présentant fièrement leurs cours, comme si l’esthétique de la slide ainsi exposée cautionnait quelque compétence pédagogique que ce soit.
L’école cathodique
Sans vouloir être taxé de conservatisme aigu, il faut donc soulever le problème suivant : si les enseignants sont bel et bien préparés, lors de leur formation, à l’utilisation de ces outils de présentation, ils ne le sont que d’un point de vue simplement technique. La question de savoir ce qui se joue réellement entre l’émetteur (le professeur), le récepteur (l’élève) et le message (le cours) dès lors que s’introduit une interférence visuelle telle que PowerPoint n’est même pas évoquée. En d’autres mots, le vrai problème ici est celui de la modification de la relation pédagogique entre les élèves et le professeur : quelle est l’efficacité pédagogique de PowerPoint et permet-il, oui ou non, un meilleur apprentissage?
Cette question a été maintes fois soulevée par diverses études menées à travers le monde. L’une d’elle est sans appel : «Si nous considérons les résultats d’examen comme une mesure du degré de compréhension des étudiants, nos résultats suggèrent que les cours avec PowerPoint sont nuisibles à leur apprentissage…». Mais comment PowerPoint pourrait-il nuire à l’apprentissage, lui qui permet d’être concis, clair, ludique, en un mot, de mieux communiquer (c’est en tous cas ce que nous promet Microsoft) ? Tout le problème vient de ce que ce logiciel n’est en fait qu’une vaste illusion.
PowerPoint, ce grand illusionniste
La première des illusions est celle de la clarté. La forme n’est jamais neutre sur le fond, et PowerPoint, quoiqu’on en dise, constitue une structuration particulièrement contraignante de l’expression. En clair, PowerPoint est une cage cognitive et discursive d’autant plus efficace que la servitude est volontaire. La digression, avec PowerPoint, n’a plus droit de cité. Sous couvert de simplification, on escamote le raisonnement au profit d’un usage immodéré de la liste à puces, qui confère à PowerPoint un style cognitif qualifié par Edward Tufte, professeur émérite à l’Université de Yale, de «faux analytique, avec une prédilection pour la valorisation des effets sans cause». Autrement dit, la liste dénombre, mais elle n’explique rien ; si elle porte en elle l’imaginaire de la rigueur scientifique, elle n’en a aucunement la légitimité. L’illusion de concision provoquée par PowerPoint nous exonère en fait de la difficulté de penser, car «la condition qui nous fait simplifier les choses est aussi celle qui nous incite à penser que le monde est moins aléatoire qu’il ne l’est réellement»…
A travers PowerPoint, le monde est plus simple. Comment, dès lors, vouloir enseigner aux élèves toute la complexité du monde au travers d’un prisme réduit de quelques slides et de quelques bullet points ? Comment dérouler une véritable argumentation, un raisonnement un tant soit peu fourni, si cela doit être fait dans le cadre limité d’une simple slide PowerPoint ? C’est là la deuxième illusion, conséquence directe de la première : l’illusion de compréhension.
Si le problème qu’on me présente est artificiellement simplifié, alors j’aurais une impression toute aussi artificielle de le comprendre. En réalité, en tant que médiation techno-sémiotique, PowerPoint ne se contente pas de transmettre une information, il la trans-forme, il en change le sens ; il perturbe le message et sa réception, d’autant plus insidieusement que le mécanisme est inconscient. Cette illusion de compréhension causée par PowerPoint n’est pas anodine, elle est l’une des causes de la catastrophe de la navette Columbia en 2003.
La troisième illusion de PowerPoint est celle du Beau. Le logiciel se veut un moyen ludique de concevoir et de mener de belles présentations ; or il ne suffit pas de savoir maitriser deux animations et trois transitions PowerPoint pour être un bon présentateur, loin s’en faut. Ce genre «d’effets de langage» n’apporte en effet rien de constructif au discours oral, à propos duquel Pascal serait tenté de rappeler que «la vraie éloquence se passe de l’éloquence». La beauté porte en elle l’imaginaire du vrai – ce qui explique que les visages publicitaires soient tous exagérément beaux -, mais ce n’est pas parce qu’une diapositive est belle qu’elle est juste. Ce maquillage permanent du discours auquel nous pousse malgré nous PowerPoint ne conduit qu’à une dilution de l’efficacité du discours, car c’est l’apparence qui prend alors le pas sur le fond. Et les élèves ne retiendront de l’enseignement que la parfaite maitrise technique et esthétique de l’outil par le professeur…relégué ainsi au rôle de simple assistant de PowerPoint, «sorte de machine dans l’ombre de la technique».
L’enseignant.ppt
Cette question de la relégation de l’enseignant au second plan est peut-être la plus intéressante et la plus importante de toutes celles qu’introduit l’irruption de PowerPoint dans les salles de classe. Dès lors que les slides projetées portent le discours et qu’elles relèguent l’orateur au simple rang d’accessoire chargé de les commenter, quelle image les élèves vont-ils se construire de l’enseignant ? Quelle place reste-t-il à l’enseignant qui impose un rythme et une direction nette à son discours qu’il a lui-même confié à quelques diapositives ? Aucun professeur, aussi doué soit-il, ne pourra fasciner autant qu’un écran ces «enfants de la télé» que sont devenus les élèves. Pour des raisons tant physiologiques que culturelles, l’écran est doté d’une puissance d’attraction sans égale. Cette capacité qu’a une simple diapositive de captiver l’attention du public n’est qu’un des nombreux problèmes que pose l’utilisation abusive de PowerPoint. C’est, en effet, un outil si redoutablement inefficace dès lors qu’il s’agit de présenter, qu’il serait mille fois plus heureux pour les enseignants de chercher autant que possible à s’en passer. Car au lieu de soutenir la présentation, Powerpoint la vole à l’orateur. Au lieu de renforcer son discours, il le lui parasite. Au lieu de transmettre des informations, il les transforme. Au lieu de favoriser la communication, PowerPoint la stérilise. Dès lors, quel impact cela peut-il avoir sur l’apprentissage de l’élève ?
L’élève.ppt
Rafi Haldjian, pionnier français de l’Internet, écrivait en 2003 dans un pamphlet devenu célèbre que «si la religion était l’opium du peuple, alors PowerPoint est celui du cadre». Par extension, et sans exagérer, il serait tout aussi vrai de considérer qu’il est également devenu celui de l’élève-étudiant, qui ne sait plus prendre de notes, qui exige que le cours soit disponible au format PowerPoint, et qui reste persuadé qu’il est plus facile d’apprendre un cours sur des slides que sur un livre ou ses propres notes, parce qu’il y a moins de mots. C’est ici le noeud du problème pour l’élève : l’apprentissage d’un savoir à travers des centaines de slides désincarnées est-il aussi efficace que celui, plus traditionnel, découlant d’une interaction cognitive et affective avec un enseignant réellement engagé dans son discours ? Lorsqu’on sait que l’armée américaine utilise PowerPoint pour ses conférences de presse afin d’éviter toute interaction possiblement dérangeante avec les journalistes – les officiers appellent cela «hypnotiser les poulets» -, il est tout à fait légitime de craindre que le même phénomène se produise avec les élèves – même outil, mêmes effets. Ce qui est très paradoxal, puisque finalement, avec PowerPoint, c’est le retour aux premiers âges de l’enseignement qui est célébré : celui d’une «pédagogie ultratraditionnelle», purement «top-down», dans laquelle l’élève n’est qu’un réceptacle passif d’une information formatée débitée de manière linéaire, ce qui est, bien évidemment, totalement contre-productif.
Alors certes, on pourra rétorquer qu’un bon enseignant est un bon enseignant, et qu’en aucun cas un simple logiciel de présentation ne pourra jamais nuire à l’exercice de sa fonction. Je n’ai ni autorité ni expérience pour en juger, mais après avoir quelque peu creusé la problématique du «prêt-à-penser» PowerPoint, je ne peux m’empêcher de laisser aux spécialistes le soin de répondre à cette question : l’autorité du maître peut-elle vraiment se déléguer à une machine, et qu’en est-il alors du bénéfice réel pour l’élève en terme d’apprentissage ?
Pour aller plus loin :
Le dossier de L’Ecole Numérique consacré aux outils numériques
« La Pensée PowerPoint », de Franck Frommer (Ed. La Découverte).
« Stop au PowerPoint ! », de ma pomme (Ed. Dunod).
Bonjour,
Merci pour votre commentaire. Je vous invite à aller lire Edward Tufte qui a enquêté longuement sur l’accident, à vous renseigner sur la façon dont les ingénieurs NASA/Boeing ont communiqué pendant les 12 jours de mission de Columbia. Regardez les slides. Lisez les reporting. Puis revenez présenter vos arguments ici avec plaisir, car votre analyse critique me semble quelque peu rapide au regard du colossal travail d’enquête d’Edward Tufte – notamment. Si vous avez la flemme de lire tout ceci, lisez la première partie de mon livre. Ensuite, le débat est bienvenu en ce blog.
l’article affiche son biais des le premier paragraphe. La suite n’est qu’un enchainement d’affirmations péremptoire. Columbia? sérieusement?! Oo
merci d’avoir fait émerger l’hypothèse que powerpoint puisse nuire à la relation prof/élevé mais tout la demonstration est à revoir.
L’article montre comment à la fois on peut encourager l’utilisation des nouvelles technologies et comment on considère qu’ils utilisent trop les écrans
[…] ! Le monde ne rentre ni dans une liste à puce, ni dans un fichier […]
Bonjour, je pense qu’il faut la commander sur le site dédié.
Et si un jour il n’y a plus de technologie, il n’y aura plus de connaissances à portée de main lol dépendance, dépendance…
Bonjour,
Juste une question : où peut-on trouver la revue de l’école numérique ?
Merci,
Stephanie
Merci, très bon article qui résume bien le problème de l’enseignant d’aujourd’hui.
Et on nous demande d’équiper tous les écoliers d’ipad….